Gabriel Tarde : Sociologie métaphysique et philosophie de l’imitation
Dans la constellation des penseurs occultés par la lumière aveuglante de leurs contemporains plus audibles, Gabriel Tarde (1843–1904) demeure une silhouette discrète, pourtant vertigineusement moderne dans ses intuitions. Juriste de formation, magistrat de profession, sociologue de vocation et philosophe en souterrain, son œuvre demeure l’une des plus singulières et des plus dérangeantes du tournant du XIXe siècle. Tandis que Durkheim institue la sociologie comme discipline fortement attachée à l’idée d’extériorité des faits sociaux, Tarde élabore en silence une cosmogonie des influences, une théorie microscopique de la société fondée sur la psychologie, le désir, l’hypnose et la contagion. À rebours des structures, Tarde cherche l’atome, non celui de la matière mais celui du social : le monade imitative.
Son œuvre principale, “Les Lois de l’imitation” (1890), propose une révolution épistémologique cachée sous des allures de spéculation marginale. Philosophie subatomique avant l’heure, la pensée tardienne préfigure non seulement la sociologie interactionniste, mais aussi les réseaux numériques, la viralité mémétique, et la plasticité des subjectivités. Il n’est pas exagéré d’affirmer que Tarde, en refoulé de l’histoire intellectuelle, agit aujourd’hui comme un revenant, un spectre nécessaire dans les ruines de l’ontologie sociale classique.
Gabriel Tarde naît en Dordogne en 1843, dans une France romantique marquée par la montée du positivisme. Son parcours l’éloigne des grandes écoles parisiennes : il reste en province, et c’est dans cette marginalité géographique qu’il développe une pensée centrifuge. Loin des institutions, il se forge une méthode propre, une sociologie de l’individuel, voire de l’infra-individuel, qui s’oppose à l’impérialisme durkheimien. Pour Tarde, la société n’est pas une entité transcendante possédant ses lois comme la nature. Elle est un réseau de micro-processus, de redites, de différenciations infimes, d’influences contagieuses. La “répétition différenciée”, conceptualisée dans “La Logique sociale” (1895), devient le noyau actif du social. Ainsi se constitue une philosophie néo-libidinale de l’imitation.
Cette centralité de l’imitation n’est pas une simple caricature du mouton social. Elle est une énergie, un moteur universel qui traverse la matière, l’esprit, les groupes, les idées, les objets eux-mêmes. Tarde ne conçoit pas l’imitation comme un appauvrissement, mais comme un processus créatif, une réinvention constante à partir d’un modèle. Loin d’une théorie de la soumission, il propose une théorie de l’invention répétée. Ainsi, toute vie sociale devient un théâtre d’influences mimétiques, où chaque individu est à la fois acteur et spectateur, auteur et copiste. C’est par l’imitation que surgit la différence, paradoxalement, dans un mouvement spiralique qui anticipe les mouvements rizomatiques décrits un siècle plus tard par Deleuze et Guattari.
Tarde affirme que les faits sociaux sont faits de désirs et de croyances, non de structures impersonnelles. Ce diagnostic existentiel oppose deux philosophies du social : celle des forces impersonnelles (Durkheim) et celle des subjectivités désirantes (Tarde). Mais l’audace de Tarde radicalise ce débat : dans « Monadologie et sociologie » (publié à titre posthume), il propose une ontologie fondamentale où les monades, ces unités de conscience et de perception empruntées à Leibniz, deviennent les vrais sujets du monde. Ainsi, toute réalité est semblable à la société : faite d’échos, de résonances, de différenciations infimes. Du cosmos à l’individu, tout obéit à une logique d’association mimétique.
Historiquement, les idées de Tarde surgissent dans une France tiraillée entre républicanisme rationaliste et tentations spiritualistes. C’est aussi un moment de transformation de la science sociale, où l’on cherche à faire du social une science dure. Dans ce contexte, la pensée de Tarde apparaît trop poétique, trop spéculative, trop intime. Rien d’étonnant à ce qu’elle ait été rendue invisible par les institutions académiques et le triomphe durkheimien. Et pourtant, Tarde hante. Il hante les marges de la sociologie, les rhizomes de la philosophie, les systèmes de communication. Il est réactivé discrètement par Gilles Deleuze dans “Différence et répétition”, puis plus explicitement par Bruno Latour et les théoriciens de l’acteur-réseau, qui voient en lui l’ancêtre oublié d’une sociologie non-holiste.
Dans le contexte contemporain saturé de données, d’interactions numériques, de viralités accélérées, la vision tardienne devient prophétique. L’idée selon laquelle les individus sont des nœuds de désir, de croyance et d’imitation — et non des entités rationnelles autonomes — résonne étrangement avec les algorithmes d’aujourd’hui. Sur TikTok ou Twitter, l’imitation différentielle de gestes, de mèmes, ou de discours traduit parfaitement cette force mimétique que Tarde voyait comme le mouvement primordial du social. Il devint alors, post-mortem, le philosophe des réseaux, des memetics avant l’heure, du copiable absolu.
Des penseurs contemporains tels que Michel Serres, Isabelle Stengers ou Maurizio Lazzarato ont également reconsidéré l’apport de Tarde, voyant en lui une alternative au paradigme structuraliste. Tarde redonne sa chance à la subjectivité, mais à une subjectivité en flux, transindividuelle, poreuse. Dans le champ de la critique du capitalisme cognitif, ses idées inspirent une autre façon d’analyser la production de valeur : non plus comme exploitation de la force de travail, mais comme captation des désirs, répétitions mimétiques et braconnage de l’attention. En cela, Tarde devient aussi un analyste anticipé de la société du spectacle.
La réception de Tarde demeure pourtant inégale. Certains (notamment dans la tradition marxiste) lui reprochent son idéalisme, son absence de matérialisme, son penchant métaphysique et sa négligence des institutions concrètes. D’autres y voient au contraire une pensée riche de pistes inexplorées : une poétique de la socialité, une ontologie du pli, une philosophie de l’émergence. Sa vision d’un monde peuplé de monades en réseau, influençables et désirantes, anticipe non seulement les technologies modernes de la communication, mais aussi les bouleversements affectifs et cognitifs qui fondent nos subjectivités tardives.
En conclusion, Gabriel Tarde apparaît comme une figure marginale mais structurellement subversive dans le champ philosophique et sociologique. Il propose une alternative radicale à la pensée sociale dominante, une cosmologie où le social est fait d’imitations, non de lois ; de désirs, non de déterminismes. Pensée de l’inframince et de la répétition créatrice, sa sociologie métaphysique constitue une réserve précieuse pour penser notre temps de réseaux, de contagions affectives et de virtualités mimétiques. Penser avec Tarde, c’est entrer dans la spirale d’une modernité tachyonique, où le passé survit comme un futur oublié. Il restera ce penseur des pulsations minuscules du social — un alchimiste du semblable, un poète de l’influence.
By Marcel Molusque – Philosophy Dep. of the Moonmoth Monestarium
répétition, imitation, monadologie, sociologie spéculative, désir, réseau, invisibilité philosophique