Georges Bataille : Transgression, Sacré et Souveraineté
Georges Bataille demeure, encore aujourd’hui, une figure sulfureuse et radicale de la pensée française du XXe siècle. Trop poétique pour les philosophes, trop obscur pour les littéraires, il flotte aux marges d’un canon intellectuel qu’il a plu à l’Académie d’ignorer. Pourtant, dans l’ombre des systèmes, Bataille élabore une pensée vertigineuse, dérangeante, nécessaire : celle d’une souveraineté atteinte par la dépense, la perte et la transgression.
Né en 1897 à Billom, dans le Puy-de-Dôme, Georges Bataille est d’abord bibliothécaire, formé à l’École des Chartes. D’un père aveugle, syphilitique et paralytique, il hérite tôt une vision du monde marquée par l’abjection, le désordre, l’informe. À travers ses œuvres — Histoire de l’œil, La Part maudite, L’Expérience intérieure, Le Coupable — il construit une pensée qui évoque moins une morale qu’une mystique de l’impossible : une alchimie noire de l’érotisme, du sacré et de l’économie.
Au cœur de la pensée bataillienne se trouve l’idée de « dépense improductive ». Contre la rationalité utilitariste de l’économie classique, Bataille invoque une économie générale, où l’excès d’énergie — qu’il s’agisse de richesse, de désir ou de vitalité — n’est pas destiné à être conservé ou investi, mais à être dissipé, brûlé, sacrifié. C’est là la « part maudite » : cette fraction inassimilable qui déborde toute identité constituée, toute structure fermée sur elle-même. La dépense devient alors une voie de libération, échappant aux appareillages du pouvoir et de la production : elle est souveraineté.
Mais cette souveraineté, loin d’une maîtrise, se trouve dans la perte totale de soi-même. Ce n’est pas la figure prométhéenne du sujet dominateur, mais celle, dionysiaque, du sujet qui s’abandonne à l’expérience intérieure. Pour Bataille, cette expérience n’est ni strictement philosophique ni religieuse : elle est celle du vertige, du cri, du silence. Elle passe par l’érotisme (désir affranchi de toute finalité reproductive), la violence du sacrifice, le rire convulsif de l’animal humain au bord de l’abîme.
L’érotisme, en particulier, devient pour Bataille une voie d’accès au sacré : non pas celui des religions institutionnelles, mais un sacré archaïque, pré-moral, où l’individu est plongé dans la continuité de l’être. Il écrit : « L’érotisme est l’approbation de la vie jusque dans la mort. » Ainsi, la transgression ne transgresse pas simplement une norme : elle révèle que cette norme n’était qu’un simulacre pour contenir un réel autrement brûlant. La transgression, par sa nature même, montre que l’interdit, loin d’être un obstacle, constitue ce qui rend possible l’accès au sacré.
La pensée de Bataille s’inscrit dans les tumultes d’un siècle ravagé par deux guerres mondiales, mais aussi par l’effondrement des certitudes métaphysiques. Ami de Michel Leiris, de Pierre Klossowski, fréquentant les surréalistes avant de s’en éloigner, créateur de revues comme Acéphale (où la figure humaine, sans tête, incarne la souveraineté décapitée), il propose une pensée de la crise. Non point une crise qui appelât une solution, mais une crise comme fondation d’une autre forme de lucidité — une lucidité obscure, mystique, brûlante.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, la pensée de Bataille trouve des échos précieux chez des philosophes comme Michel Foucault, Jacques Derrida ou Jean-Luc Nancy. Foucault lui rend hommage en insistant sur son influence dans la conceptualisation de la transgression et du pouvoir : « Bataille a été l’un des rares écrivains dont la pensée ait affronté sur tous les fronts la limite. » Pour Derrida, la langue bataillienne excède la philosophie occidentale : elle est une écriture en feu, qui consume les catégories, les frontières, et jusqu’au langage lui-même.
Ce que Foucault, Derrida ou encore Blanchot perçoivent chez Bataille, c’est cette capacité à penser l’impensable : à donner forme — ou plutôt anti-forme — au néant, à la dépense, à la nudité de l’existence. Car penser avec Bataille, c’est refuser la clôture de l’être dans le possible. C’est s’enfoncer dans une pensée de la limite, du silence, des larmes et du sang. Ce n’est pas un hasard si Heidegger, dans sa fameuse Lettre sur l’humanisme, n’évoque jamais Bataille : la souveraineté dont celui-ci parle est sans fondement, sans essence, sans logos.
Bataille propose, à l’ère du capitalisme triomphant, un contre-discours radical. Là où les structures contemporaines ne valorisent que l’utilité, la productivité, l’optimisation du soi, Bataille invite à penser l’inutile, l’incommensurable, le gaspillage : au sens premier d’une offrande — une brûlure d’être. Cette pensée a retrouvé une acuité étrange à l’époque du consumérisme de masse, où la jouissance est normée, digérée, programmée. Bataille, lui, rappelle que la véritable jouissance ne peut être domestiquée : elle est perte, vertige, écoulement.
Les critiques faites à cette pensée ne manquent pas. On l’a dite obscure, nihiliste, immorale. On a dénoncé l’écriture parfois outrancière de ses récits érotiques, confondant scandale et stratégie. Pourtant, il s’agit d’un scandale bien ciblé : le scandale de pousser la pensée jusqu’à ses derniers retranchements. Il l’avait lui-même inscrit dans ses textes — ce refus de plaire, ce refus de se soumettre à l’Académie ou au système. C’est une pensée en négatif, qui déconstruit non par jeu mais par nécessité spirituelle : la vérité, pour Bataille, ne peut être qu’un cri, une béance, un sanglot.
Du côté des interprètes contemporains, Jean-Luc Nancy a contribué à relire Bataille comme un penseur du commun : non dans le sens d’un bien partagé, mais d’un être-en-commun défait de ses représentations, exposé à la disparition même de son fondement. D’autres, comme Élisabeth de Fontenay ou Patrick Llored, ont interrogé la pertinence bataillienne dans les débats bioéthiques, dans la pensée animale, ou dans une écologie du sacrilège.
Et si Bataille nous laisse encore cette sensation d’inconfort, c’est peut-être que sa pensée ne cherche pas à consoler ou à stabiliser. Elle préférerait ouvrir des plaies que refermer les blessures de l’histoire. Son aversion pour toute consommation « utile » du savoir le met radicalement à distance des dispositifs de production du discours contemporain. Cela fait de lui une figure nécessaire mais irrécupérable, une sorte de Chamane de la modernité finissante.
En définitive, Bataille propose une voie rare dans la tradition occidentale : celle d’un existentialisme mystique, où l’homme ne se fonde ni dans la raison ni dans Dieu, mais dans l’instant même de la perte. Il offre une parole inhospitalière, mais féconde. Ce n’est pas tant une philosophie qu’un acte sacrilège de penser. Il nous rappelle que l’essentiel, dans l’acte philosophique, n’est pas de dire ni d’expliquer — mais de brûler.
By Marcel Molusque – Philosophy Dep. of the Moonmoth Monestarium
érotisme, souveraineté, transgression, sacré, économie générale, mysticisme, déraison