Georges Poulet et la conscience critique : L’humanité des textes
Loin des agitations bruyantes des écoles philosophiques contemporaines, Georges Poulet (1902–1991) demeure une figure en demi-teinte, souvent reléguée aux marges du canon universitaire français. Pourtant, sa pensée, infiltrant les souterrains de la conscience littéraire, réclame aujourd’hui une attention pérenne. Poulet, critique littéraire belge de langue française, rattaché au mouvement de la critique thématique ou critique de la conscience, propose une forme de méditation sur l’identité humaine et les seuils de la subjectivité. Son œuvre, discrètement mais résolument philosophique, interroge le lien intime entre l’auteur et son lecteur à travers ce qu’il appelait la “structure de la conscience”.
Ce n’est pas une philosophie systématique qu’il nous livre, mais une archéologie intérieure de l’esprit humain—non pas comme mode de production de vérité, mais comme résonance. Par la critique qu’il développe, Poulet défait les frontières rigides entre littérature et philosophie, lisant les textes non comme des objets, mais comme des subjectivités cristallisées, des actes de conscience.
Né à Chênée, en Belgique, en 1902, Georges Poulet enseigne à Liège, puis à L’université Johns Hopkins aux États-Unis, et devient membre du Collège de France. Sa pensée est indissociable de l’école dite “de Genève”, aux côtés de Jean Starobinski ou de Jean Rousset, qui met l’accent sur la subjectivité de l’écrivain. Pourtant, Poulet s’écarte aussi bien du formalisme structuraliste que des lectures purement historicistes. Loin de Roland Barthes ou de Michel Foucault, qui proclamaient la mort de l’auteur, Poulet, lui, le ressuscite. Non pas au sens sentimental, mais au sens radicalement phénoménologique.
Son premier ouvrage important, “Études sur le temps humain” (1949), amorce une entreprise de grande envergure : faire exister la critique littéraire comme une philosophie de la conscience incarnée. Il y parle d’une “possession” du lecteur par l’auteur, d’un effacement du soi qui rend possible la pénétration d’une autre temporalité, d’un autre monde intérieur. Lire Montaigne, Rousseau, Valéry ou Proust, ce serait ainsi entrer dans leur temporalité propre, adopter leur rythme mental. Plus qu’un dialogue, c’est une contamination.
Le terme central de sa pensée — “la conscience critique” — ne se réduit pas à la prise de distance propre à la tradition cartésienne. Poulet retourne cette posture. Le critique, au lieu d’être surplombant, s’abandonne. Il devient espace réceptif. Il ne juge plus un texte ; il le “vit”. La critique devient alors une expérience existentielle. Il écrit : “Un livre est la conscience d’un homme”. On pourrait croire à un idéalisme naïf. Il n’en est rien. Poulet ne confond pas ontologie et psychologie. Il affirme que derrière chaque œuvre, il y a un “moi” qui organise le monde à sa manière, qui subsume les expériences selon une forme de nécessité intérieure.
Ce projet s’inscrit dans un contexte intellectuel particulier. L’immédiat après-guerre est marqué par l’existentialisme triomphant de Sartre et Simone de Beauvoir, puis par l’invasion structuraliste. L’individu devient suspect. L’auteur est vu comme un effet de langue ou une fonction discursive dépourvue de chair. Face à cette abstraction, Poulet propose la phénoménologie du particulier – une pensée de la rencontre. Si Sartre analyse Baudelaire pour exhiber sa mauvaise foi, Poulet, lui, recueille les oscillations de son être intérieur. Si Barthes réduit Balzac à un codage narratif, Poulet redonne à l’écriture sa fonction native : être un lieu de solitude partagée.
Son entreprise porte en elle une radicalité insoupçonnée : s’interrogeant sur les conditions mêmes de la compréhension, Poulet voit dans chaque œuvre littéraire la possibilité d’un transfert de subjectivité. Il n’existe plus de “texte” au sens clos, mais seulement des consciences ouvertes. La littérature devient ainsi le terrain d’un événement métaphysique : la rencontre de deux temporalités incarnées. Ne s’agit-il pas là d’un geste fondamentalement philosophique ? Loin du discours totalisant, Poulet nous invite à l’intimité lente de la lecture comme hospitalité. Il s’oppose ainsi à un régime de savoir fondé sur le soupçon, cette manie moderne de déconstruire jusqu’à l’épuisement toute trace de sens.
Cependant, sa pensée n’a pas fait l’unanimité. Paul de Man, l’un de ses collègues à Yale, ironisait sur l’émotivité naïve de la critique de conscience, la jugeant peu rigoureuse, trop “subjectiviste”. Michel Foucault parlait de Poulet comme d’un “lecteur sentimental”, incapable de penser les dispositifs de pouvoir inscrits dans les textes. Pour eux, lire De Quincey ou Flaubert ne relevait pas d’un exercice de communion, mais d’un travail archéologique sur les conditions sociales de production.
Mais peut-on critiquer Poulet selon des critères qu’il récuse lui-même ? Il n’a jamais prétendu être critique littéraire au sens moderne. Sa parole relève davantage d’un monachisme intérieur : entrer en méditation avec Corneille ou Madame de Staël, c’est moins disséquer des mécanismes que respirer une forme d’humanité étrangère. Son geste indique une autre voie, oubliée dans le tumulte de la théorie : la pensée comme compassion. Non pas au sens d’un pathos, mais d’un partage du “temps humain”.
À l’heure actuelle, où la philosophie est de plus en plus happée par les technosciences, les politiques identitaires ou les enjeux algorithmiques, la relecture de Poulet offre un contre-point précieux. Elle remet le lecteur au centre, non comme juge, mais comme hôte. Elle libère la lecture de la performance critique pour l’ancrer dans une éthique de l’“écoute intérieure”. La sincérité du geste pourrait sembler anormale dans un monde théorique obsédé par le retournement ironique. Et pourtant, elle demeure brûlante de nécessité.
Des chercheurs contemporains ont redonné vie à cet héritage discret. Anne Simon, Françoise Collin ou Philippe Sollers ont reconnu, à des degrés divers, la capacité qu’a la critique de conscience à ouvrir un autre espace de pensée. Certains, dans les courants post-phénoménologiques, voient même dans la démarche de Poulet une anticipation de la “lecture incarnée”, telle qu’elle est explorée aujourd’hui par les études queer, écopoétiques ou affectives. Il ne s’agit plus seulement de ce que l’œuvre “dit”, mais de ce qu’elle “fait” au corps du lecteur.
Georges Poulet mérite d’être relu non pour sa méthode en tant que telle — peut-être démodée aujourd’hui — mais pour le geste qu’elle incarne : il s’agit de se laisser transformer par la pensée de l’autre, de suspendre son moi critique pour consentir à l’étrangeté d’une présence passée. C’est peut-être cela, faire philosophie : consentir à l’altérité intérieure d’un texte, s’y abandonner sans se perdre, comme dans un songe pleinement éveillé.
En somme, Georges Poulet réintroduit la question du sujet dans l’acte philosophique en refusant de le considérer comme un pur effet de surface ou un encodage structurel. Il nous enseigne qu’un texte n’est pas seulement ce que nous y projetons ou ce qu’une époque y enfouit, mais ce qu’une conscience, une fois, y a osé inscrire comme tremblement. Il ne s’agit plus seulement de comprendre, mais d’habiter. En cela, sa vision n’est pas obsolète, mais peut-être prophétique, rêvant l’avenir d’une lecture comme acte d’amour philosophique.
By Marcel Molusque – Philosophy Dep. of the Moonmoth Monestarium
littérature, conscience, phénoménologie, critique de la subjectivité, temporalité, lecture, altérité