Georges Poulet : La Conscience de l’Écrivain comme Temps Intérieur
En marge des chemins balisés de la philosophie française du XXe siècle — dominée par Sartre, Foucault ou encore Derrida — s’élève une figure d’une discrétion monacale, à la pensée subtile et enveloppante : Georges Poulet. Philosophe de la littérature, critique d’une autre trempe, son œuvre prend racine dans une méditation sur la conscience humaine telle qu’elle se manifeste dans l’acte d’écrire. Philosophie sans dogme, sans système, mais non sans profondeur métaphysique, elle interroge le moi en creux, dans la lecture et l’acte scripturaire.
Né en 1902 à Chênée, dans la province de Liège, Poulet étudia à l’Université de Liège avant d’enseigner à Édimbourg, à Bâle et à Genève. Jusqu’à sa mort en 1991, il façonna, dans le calme presque ascétique de ses travaux, ce que l’on appellera l’école de Genève, aux côtés de Jean Starobinski et Marcel Raymond. Mais Poulet n’était pas un simple critique littéraire. Il éleva cette pratique au statut d’une phénoménologie de l’esprit littéraire, où l’acte de lire devient une interrogation quasi mystique du « je » de l’auteur.
Au cœur de la pensée de Georges Poulet se trouve la notion de « conscience » comme entité fluide, pénétrable et temporelle. Pour lui, lire, c’est abdiquer sa propre identité momentanément pour accueillir celle d’un autre. Il s’agit d’un geste ontologique intense : « Lire, c’est penser avec une autre conscience que la sienne. » Dans cette posture, Poulet fait éclater les barrières entre sujet et objet, lecteur et auteur, présent et passé. Il reconnaît dans le texte littéraire une présence : non le langage au sens structuraliste, mais la conscience d’un autre temps, d’une autre respiration du monde, qui s’offre dans l’intimité de la page.
Selon lui, chaque œuvre littéraire est la projection d’un moi temporel, d’une subjectivité orientée vers le monde et saisie dans une configuration très précise du temps. Il s’oppose alors frontalement au formalisme dominant (notamment celui du nouveau roman ou du structuralisme de Barthes) pour réaffirmer la valeur ontologique du sujet impliqué. Loin de la mort de l’auteur annoncée en fanfare, Poulet relance l’auteur sous la forme la plus pure : pas un individu historique, mais une conscience rythmée par le désespoir, par le vertige du néant ou par la grâce d’un instant.
La « critique de la conscience », expression employée pour désigner son approche, puise ses sources dans la phénoménologie d’Husserl, mais aussi dans une tradition spiritualiste française remontant à Maine de Biran, Bergson, voire Pascal — ce dernier souvent mentionné comme figure tutélaire. Pourtant, dans l’effervescence des années d’après-guerre, le projet de Poulet tranche comme une eau dormante. Alors que la philosophie se veut de plus en plus tournée vers la politique, le langage, la structure, voire la pulsion, Poulet se retire vers une intériorité fragile et nue, et y trouve, non pas la clé du monde mais la constellation de présences muettes formant l’histoire de l’esprit.
En ce sens, son œuvre majeure — les quatre volumes de « La conscience critique » (publiés de 1961 à 1971) — constitue un voyage à travers les siècles d’un certain mouvement intérieur. Il y lit Descartes, Rousseau, Mme de Staël, Flaubert, Valéry, Kafka. Mais ce ne sont pas des « analyses » au sens courant, ni des démonstrations : c’est une communion. Poulet laisse son propre « je » s’effacer pour épouser celui qu’il lit. Il ne lit pas « sur » l’auteur, mais « depuis » l’auteur.
Cette posture délicate lui valut justement critiques et malentendus. Roland Barthes, dans sa volonté de désacralisation de l’auteur, railla cette forme d’identification, la jugeant naïve, sinon démodée. Les structuralistes dénoncèrent l’absence de distance critique, l’évanescence théorique d’une telle fusion subjective. Dans une ère où la matérialité du texte, ses discontinuités, ses silences forcés et ses codes sociaux étaient mis à nu, Poulet apparaissait comme un fantôme raffiné du XIXe siècle.
Pourtant, à l’heure des post-vérités, des identités fragmentées, du retour d’un certain spiritualisme diffus dans les pratiques littéraires, la pensée de Poulet retrouve une étrange pertinence. L’idée qu’il existe, dans toute œuvre, une temporalité unique, une sorte de chant intérieur de l’âme humaine, trouve des échos chez certains herméneutes contemporains, mais également chez des philosophes comme Giorgio Agamben, qui réfléchit à l’intemporalité du témoignage et à l’irréversibilité du temps vécu. Ce que Poulet effleure avec doigté — cette présence qui n’est ni sujet ni objet — s’accorde aussi avec les intuitions de la déconstruction, mais en conservant une dimension sensible, amoureuse, presque mystique.
Son approche ouvre des chemins vers une écologie du moi textuel. Au contraire de la consommation des textes comme objets esthétiques ou produits culturels, Poulet invite à un repos de soi. Non pour se perdre, mais pour recevoir — dans cet effacement volontaire — une grandeur oubliée de la subjectivité : sa capacité d’écoute. Ce n’est pas devant le texte que le lecteur se tient, mais « dans » une autre conscience qui respire, rêve, doute. Lire Flaubert selon Poulet, c’est ressentir la masse temporelle de son désespoir, son obsession de la phrase parfaite, son agonie dans le silence des mots.
Des philosophes contemporains comme Claude Romano, dans ses travaux sur la phénoménologie de l’événement, ou encore Jean-Luc Nancy, qui explore les limites du partage et de la communauté, semblent (involontairement ou non) dialoguer avec cette éthique de la lecture comme hospitalité métaphysique. Et dans les études littéraires, des chercheurs comme Antoine Compagnon ou Tiphaine Samoyault ont rouvert les usages critiques de la biographie intellectuelle, redonnant chair aux intentions conscientes de l’auteur, d’une manière renouvelée mais non incompatible avec les intuitions de Poulet.
Georges Poulet, en refusant de considérer que la littérature n’est qu’un tissu de signes, réaffirma la possibilité d’un souvenir du moi à travers l’œuvre. Sa pensée, si marginale, ranime aujourd’hui la question de la présence dans un monde saturé de virtualité. Elle nous rappelle que sous les couches d’idéologie, de rhétorique, de distance ironique ou d’analyse technique, demeure, insidieuse et tenace, la voix de l’absent — ce je continuellement renaissant dans nos lectures.
Nous pourrions dire que Georges Poulet fut un mystique de la conscience littéraire. Et à l’heure où tout devient signe, trace, bruit ou calcul, il propose une écoute. Non pas archaïque, mais essentielle. Écoute d’une autre humanité rendue visible dans le tremblement d’un mot. Son legs réside dans cette foi — presque hérétique au regard de notre modernité critique — en la possibilité d’une communion avec l’irreprésentable, à travers l’acte de lire.
By Marcel Molusque – Philosophy Dep. of the Moonmoth Monestarium
conscience, phénoménologie, critique littéraire, subjectivité, herméneutique, présence, temps