Jean-Luc Nancy et la pensée du « corps sans totalité »
Dans l’étendue discrète, trop discrète, de la philosophie française contemporaine, quelques figures érodent silencieusement les certitudes de la modernité. Parmi elles, Jean-Luc Nancy (1940–2021) surgit tel un contre-courant, déconstruction subtile de l’être et du monde, penseur de la fin de la totalité et du surgissement discontinu des singularités. Nancy n’a jamais prétendu fonder un système ; c’est précisément dans la défaillance de la fondation, dans le retrait de l’ontologie pleine, que sa pensée se tisse, brisée et éclatée, fidèle à une vérité fragmentaire, inquiète.
Jean-Luc Nancy naît à Bordeaux en 1940, en un moment où la civilisation européenne vacille définitivement dans l’implosion de ses mythes. Élève de Georges Canguilhem, il rencontre Jacques Derrida à la fin des années 1960, héritant sans fidélité servile mais avec un respect tremblé, de certaines intuitions de la déconstruction. Son œuvre se constitue, dès les années 1980, comme une méditation continue sur l’être-en-commun, le corps, la fin de la représentation, la déconstruction de la souveraineté, l’art et la limite même du sens.
Parmi les axes majeurs de sa pensée, il faut retenir ce que Nancy nomme le « corps sans totalité », une manière neuve de concevoir le sujet non comme centre univoque de la conscience, mais comme ouverture à l’altérité, exposé à soi-même par le biais de la pluralité qu’il traverse et qui le forme. C’est chez lui une réponse à l’épuisement des métanarrations de l’Occident, mais aussi, peut-être, au malaise qui surgit dans l’ombre des corps soumis à l’hygiénisme politique, à l’inventaire clinique, aux logiques sécuritaires du néolibéralisme contemporain.
Il faut situer cette pensée dans son décor historique : la fin de la Guerre Froide, l’effondrement des grands récits marxistes ou chrétiens, l’ascension du biopouvoir foucaldien et la globalisation comme forme ultime – non pas de l’universalisation – mais de la dissolution. Le corps, chez Nancy, n’est pas un objet – mais une scène. Non pas l’instance de la subjectivité opérante, mais un lieu de partage, un bord, une peau ouverte. Son livre de 2000, L’Intrus, écrit dans la douleur d’une greffe cardiaque et d’un changement complet du rapport à sa propre chair, développe une méditation poignante sur la manière dont nous habitons un corps qui ne nous appartient jamais entièrement.
Le corps est ainsi l’intrus de lui-même. Le Moi, dit Nancy, est toujours déjà dépossédé. « Le corps, ce n’est pas ce que j’ai, mais ce que je suis sans pouvoir le saisir. » L’intrus est l’autre, ou davantage encore, l’essence de l’altérité inscrite dans la consistance même de l’être. La greffe, expérience limite, dévoile ce que l’ontologie avait jusqu’ici recouvert : l’être est toujours déjà ailleurs, exposé, contaminé. La mythologie de l’unité – sujet, nation, langage – se dissout sous les traits de cette intrusivité organique, vitale et mortelle à la fois.
Ce refus de la totalité n’est pas un nihilisme. Nancy ne prône pas la vacuité comme solution, mais le silence comme invitation à reconfigurer les modalités de l’être-ensemble. Dans Être singulier pluriel (1996), il reformule la question du nous, un nous sans communauté organique ni souveraineté partagée, mais un nous dispersé, fractal, entremêlé dans une série d’expositions réciproques. Il écrit : « Il n’y a pas de ‘un’ premier, il n’y a que du ‘avec’ ». Ce déplacement ontologique nous pousse à reconsidérer la politique, non comme gestion de l’unité, mais comme soin de la dispersion. Ainsi se creuse une distance décisive entre son projet et celui, par exemple, d’Emmanuel Lévinas, dans son éthique de la responsabilité.
Dans la sphère contemporaine, où les corps deviennent l’objet de tactiques géopolitiques, de discriminations raciales ou de prosthèses technocratiques, la pensée de Nancy résonne avec une acuité particulière. Ses réflexions s’inscrivent dans la reconfiguration du politique comme lieu d’apparition et non comme système d’ordre. Philosophie de la topologie plus que de la téléologie, son œuvre suggère que nous avons quitté l’âge des fondations pour entrer dans celui des réseaux, non pas au sens technologique du terme, mais au sein d’un tissu fragile, interstitiel.
Des penseurs tels que Roberto Esposito ou Giorgio Agamben ont trouvé en Nancy une proximité méfiante, une tension partagée vers la question du vivant, du corps comme seuil de la politique. Ils le critiquent cependant pour son refus d’un engagement plus déterminé, son esthétique presque éthérée du vivre-ensemble. D’autres, comme Catherine Malabou, s’interrogent sur la manière dont la plasticité pourrait redonner forme à un sujet que Nancy considère presque dissous dans l’exposition.
L’on peut aussi remarquer que certaines critiques, comme celles de Peter Sloterdijk, trouvent dans l’horizon nancien une certaine abdication face au monde globalisé : comme si son refus du système conduisait nécessairement à une lente mélancolie de la pensée, suspendue dans l’éther des concepts. Néanmoins, ces lectures échouent peut-être à saisir la vérité vibrante de son style : cette lenteur, cette hésitation, cette méditation presque liturgique de la disjonction entre le monde que nous avons perdu et celui que nous n’avons pas encore appris à habiter.
Il serait donc mésinterprétatif de lire Nancy comme un pur déconstructeur ou comme un penseur du vide. Il faut au contraire insister sur le fait qu’il travaille sans relâche à maintenir l’ouvert, à prolonger peut-être même un certain mysticisme laïc, proche de Maître Eckhart et de l’anarchisme poétique de Blanchot. Il y a chez lui une forme de prière, ou plutôt d’invocation d’une pensée qui ne se referme pas sur ses propres plis.
Enfin, l’influence discrète de Nancy se constate dans les études artistiques, dans la phénoménologie de la chair, dans les débats sur la post-humanité ou la robotique. Le corps comme lieu de multiplicité, comme interface entre le dehors et le dedans, devient un modèle heuristique pour penser certaines contradictions de notre époque : le soin, l’empreinte, le flux de la violence symbolique, la limite de la technique. Le legs de Nancy est celui d’un trouble : il n’offre que des abîmes, mais des abîmes qui parlent.
La philosophie de Jean-Luc Nancy, toujours dans l’interstice, reste un travail de seuils, un chant mutilé, presque grégorien, de ce qui vient. Il n’y a pas chez lui de posture professorale, mais une liturgie de la pensée, qui témoigne des blessures de l’être, et de la pluralité irréductible des expériences. Philosophe du retrait plus que du dévoilement, il nous lègue un art – rare – de penser sans posséder, de sentir sans saisir, d’exister sans totalité.
By Marcel Molusque – Philosophy Dep. of the Moonmoth Monestarium
altérité, ontologie, corps, déconstruction, communauté, exposition, intrusivité