La pensée éclipsée de Jules de Gaultier : Bovarysme et transfiguration de la réalité
Au panthéon discret mais indélébile des penseurs français du tournant du XXe siècle, le nom de Jules de Gaultier scintille comme une étoile noire, dont la lumière se fraye difficilement un chemin à travers les brumes de l’oubli. Né en 1858 à Paris, critique littéraire et philosophe marginalisé, de Gaultier est surtout connu pour son concept singulier de « bovarysme ». Cet acte de dissociation entre l’homme et le réel, entre les structures tangibles de la vie et le rêve inaltérable de soi, résonne aujourd’hui avec une intensité que notre époque, saturée de simulacres et d’identités fugaces, ne saurait ignorer.
L’œuvre de de Gaultier, bien que lacunaire en apparence, traverse les langages comme l’ombre d’un dieu silencieux. Entre littérature, psychologie, métaphysique mineure et philosophie de la représentation, elle amorce une révolution tranquille : celle de l’imagination comme moteur tragique de l’humain.
Il convient, avant toute chose, de restituer cette pensée dans son contexte : la Troisième République française, foisonnement d’idéaux républicains, de crises identitaires consécutives à l’affaire Dreyfus, bouillonnement intellectuel entre le symbolisme naissant et les ramifications philosophiques du post-kantisme germanique. De Gaultier, bien qu’influencé par Nietzsche—qu’il lit avec ferveur et dont il introduit les enjeux en France—se distingue par une volonté de capter le processus imaginaire non comme simple fuite mais comme condition ontologique.
Son œuvre clef, « Le Bovarysme, Essai sur le pouvoir d’imaginer », publié en 1902, s’ouvre sur l’analyse du personnage d’Emma Bovary, héroïne rêvée de Flaubert, et postule que ce que cette dernière incarne, à savoir le refus de s’accepter dans sa condition phénoménale et la nécessité de se rêver autre, constitue le propre de l’homme. Le bovarysme, ainsi défini, n’est pas un vice moral ou un délire sentimental : c’est l’essence même de l’existence humaine, sa tragédie structurelle.
De Gaultier écrit : « L’homme est un animal qui se prend pour ce qu’il n’est pas. » Cette sentence, revêtue d’une simplicité dangereusement trompeuse, annonce en réalité une désintégration du sujet comme unité. Car si l’humain est définissable par sa capacité à imaginer autre que ce qu’il vit, alors l’identité devient fiction, perpétuation d’un écart entre soi et soi-même. Le bovarysme est le nom savant de cette distorsion constitutive.
Mais cette idée, loin de suivre les sentiers dépressifs de l’absurde, trouve en de Gaultier un éclat paradoxal. L’imagination ne crée pas seulement l’illusion : elle module le monde, elle le transfigure. Ainsi, le bovaryen n’est pas seulement le menteur, mais le poète, l’inventeur, le politique, le mystique. Il est l’antithèse du nihiliste ; il est, en somme, le créateur fragile du sens.
Historien de cet imaginaire essentiel, de Gaultier s’appuie sur l’esthétique littéraire pour approfondir sa thèse. Il voit dans les œuvres de Balzac, Stendhal, Flaubert ou encore Tolstoï, non des miroirs de sociétés mais des actes scripturaux où les personnages incarnent l’homme en lutte contre sa propre factualité. Il est rare qu’un philosophe ait su si précisément lire la littérature comme l’expression d’un métaphysique.
Dans sa critique de la réalité, de Gaultier s’écarte aussi bien des positivistes que des idéalistes. Car le bovarysme n’est ni la croyance aveugle au progrès ni le refus kantien de toute chose en soi : il constitue une « troisième voie », où le réel est accessible mais toujours réécrit à travers les fictions du moi.
Cette lecture non morale mais ontologique de la fiction a anticipé nombre des débats philosophiques contemporains. Ainsi, des penseurs comme Jean Baudrillard, en son analyse du simulacre et de l’hyperréel, pourraient être vus comme les héritiers involontaires du bovarysme, en ce qu’ils dénouent les fils entre représentations et existence. De même, l’approche psychanalytique de Lacan, parlant de la structure imaginaire du moi et du refoulement du réel, fait écho à cette intuition de Gaultier : être, c’est être ailleurs que là où l’on se donne.
Mais le bovarysme n’est pas seulement une modalité psychologique ou esthétique : il s’inscrit dans une politique du rêve. Aujourd’hui, dans une culture saturée par les réseaux sociaux, où les identités se construisent sur des narratives volontaires, où chacun s’exhibe dans un théâtre numérique, le bovarysme n’a jamais été aussi véridique. Le « profil » est devenu le masque par lequel le réel est oblitéré. Ceux qui jadis rêvaient d’héroïsme le faisaient dans les romans ; aujourd’hui l’arène est codée, algorithmique.
Critiques il y eut, et nombreuses. Certains, tels que Bergson, ont vu dans cette conception une réduction trop littéraire de la condition humaine. D’autres, comme Alain, arguaient que de Gaultier sacrifiait la volonté sur l’autel du fantasme. Mais ce malentendu est révélateur : le bovarysme n’est pas un défaut d’action, c’est un mode de présence à soi-même qui, parce qu’il refuse l’assignation du réel, permet parfois de le transformer. En cela, Jules de Gaultier préfigure les débats sur la performativité, la question du genre selon Judith Butler, ou encore la notion de cosmopolitisme esthétique dès que des subjectivités se rêvent nouvelles patries.
L’œuvre de Jules de Gaultier, aussi brève fût-elle, est ainsi comparable à ces lignes de fuite deleuziennes : elles s’échappent du cadre mais entraînent avec elles tout un monde. Le bovarysme, loin d’être un vocabulaire obsolète, est le nom propre d’un phénomène fondamental—celui par lequel l’homme existe en tant qu’il désire autre chose que ce qu’il est. On pourrait à bon droit le lire comme une anthropologie ontologique, puisque vouloir être autre, c’est déclarer, même sans le dire, que l’être n’est pas suffisant.
En somme, à une époque où la philosophie peine à nommer les dysphories de soi, les métamorphoses identitaires et les fuites plurielles dans les imaginaires collectifs, la voix ténue mais droite de Jules de Gaultier remonte à la surface, non pour nous conforter, mais pour nous poser la question radicale : que faisons-nous du réel ? Et pourrons-nous un jour être tels que nous rêvons ?
By Marcel Molusque – Philosophy Dep. of the Moonmoth Monestarium
bovarysme, ontologie, littérature, identité, imagination, simulacre, esthétique