La pensée nocturne d’Hélène Cixous : l’écriture comme dérive philosophique
Dans le vaste arpentage de la philosophie française du XXe siècle, marquée par les éclats vocaliques de Derrida, Deleuze ou Foucault, une voix persiste, presque souterraine, irradiant le tissu même du texte : celle d’Hélène Cixous. Trop souvent circonscrite à sa production littéraire ou à la critique féministe, la profondeur spéculative de son œuvre mérite une exposition à la lumière tamisée des alcôves philosophiques — où l’on pense en diagonale, là où les catoptriques se heurtent aux corps absents du logos.
Née en 1937 à Oran, en Algérie, dans une famille marquée par les souffrances coloniales et les frontières identitaires, Cixous incarne — dès avant sa plume — le paradoxe vivant d’une pensée nomade : juive, française, algérienne, allemande, femme. L’identité chez Cixous n’est pas une essence, mais une prolifération de plis; ce n’est guère une appartenance, mais une blessure. L’impact de cette multiplicité de racines irrigue toute son entreprise scripturale, à la fois résistance poétique et geste de subversion théorique.
Son œuvre, difficile à catégoriser, gravite autour de ce qu’elle nomme l’« écriture féminine » ou écriture du corps, devenue mot de passe dans les cercles critiques et psychanalytiques depuis son essai inaugural, “Le Rire de la Méduse” (1975). Pourtant, dans le bruissement conceptuel de ce propos, se cache une aventure métaphysique : celle d’un refus du binaire, un éclatement du sujet cartésien, et une révolte silencieuse contre la logique du Même. Car si la philosophie s’est longtemps construite sur le socle de la raison universelle, Cixous l’attaque dans son retranchement le plus intime — la langue.
Là réside l’un des fulgurants apports d’Hélène Cixous à la pensée française contemporaine. Elle ne pratique pas la philosophie comme système ou rigueur axiomatique, mais comme hydre langagière : toute pensée est syntaxe, toute ontologie est style. Lectrice fervente de James Joyce et de Clarice Lispector, elle conteste la clarté classique par la torsion du mot, l’allongement indéfini de la phrase, l’excès baroque du flux intérieur. Ce n’est pas là un simple maniérisme; c’est un projet philosophique. Faire déborder le texte comme on saborde la clôture du concept.
L’écriture cixousienne devient ainsi une topologie de la dissidence : elle affronte non seulement la domination patriarcale sur les corps, mais aussi celle de la philosophie sur le non-dit, sur le cri, sur la jouissance — cette autre forme de connaissance que la pensée masculine a si souvent recouverte du voile de la rationalité. Pour Cixous, écrire, c’est courir le risque de la perte du moi, de l’éclatement sujet-objet, c’est éprouver ce que la phallogocentrisme a tu depuis Platon : il y a du savoir dans l’illisible, de la vérité dans l’asymétrie.
Son compagnonnage avec Jacques Derrida, lui aussi issu d’une trajectoire algérienne, n’est pas anodin. Tous deux se rencontrent dans l’écart, dans l’écriture comme rature du réel. Mais là où Derrida déconstruit, Cixous électrise. Si lui creuse le différend, elle fait éclater le différé. Elle inscrit dans le corps (féminin, maternal, exilé) la mémoire d’une pensée non dualiste, une pensée qui ne sépare pas mais contagie. L’accueil de l’autre — spectre, ami, animal, mère — est au cœur de son projet philosophique.
Historiquement, l’œuvre de Cixous se développe dans une époque troublée, celle des lendemains de Mai 68, où la révolution s’articule aussi dans les formes littéraires, où la psychanalyse devient territoire philosophique et où la pensée du genre recompose les héritages. Son attachement initial aux Figures de la psychanalyse (Freud, Lacan) se mue rapidement en renversement : elle ne veut pas expliquer la femme, elle veut la laisser écrire. Ce refus de l’essentialisation, de la clôture définitoire, frôle un certain mysticisme — non pas comme dogme, mais comme traversée.
Plusieurs critiques n’ont pas su, ou voulu, reconnaître la teneur philosophique de son œuvre. On lui reproche parfois une élaboration trop obscure, une langue trop éclatée, ou un féminisme trop irrationnel. Mais ce jugement est lui-même symptomatique de ce que Cixous combat : le refoulement du chaos comme source créatrice. Ce qu’elle met à nu, c’est la dépendance de la philosophie à la présence du verbe masculin, et son refus d’admettre la polyphonie féminine, l’enchevêtrement des temporalités corporelles.
Certaines interprétations, comme celles de Luce Irigaray, voient dans l’œuvre de Cixous un prolongement — voire un accomplissement — de la pensée féministe post-structuraliste. D’autres, comme Julia Kristeva, y détectent une proximité dangereuse avec le lyrisme religieux. Pourtant, de telles lectures manquent la singularité radicale de son projet : il ne s’agit pas de créer une nouvelle essence féminine, ni même une contre-philosophie, mais d’instituer un ailleurs dans le langage. Une zone frontalière où la pensée ne cherche plus à maîtriser l’objet, mais à le laisser advenir dans l’informe. C’est dans cette logique que Cixous devient aussi philosophe de l’altérité radicale, non pas dans l’analyse, mais dans la mise au monde d’une langue neuve — une langue qui, comme la Méduse, rit au lieu de tuer.
À l’heure où le débat académique cherche de nouveau à interroger les formes du savoir — notamment à travers les épistémologies décoloniales, queer ou affectives —, la pensée de Cixous revient comme un fantôme révolutionnaire. Son insistance sur le métissage, la part de l’inaudible, l’importance du récit comme écluse de vérité, s’inscrit d’emblée dans les préoccupations contemporaines. Là où l’université brade les œuvres à coup de théorie, Cixous invite à la traversée, longue, dangereuse, amoureuse, du texte comme gouffre.
En somme, Hélène Cixous ne peut pas être réduite à une penseuse du genre, ni à une auteure « féminine ». Elle est une philosophe éclatée, baroque, chimérique — une penseuse de la langue comme territoire d’émancipation. Son impact se mesure moins à la quantité de thèses consacrées qu’à la manière dont elle a redéfini les frontières du pensable. En refusant les hiérarchies disciplinaires, elle a montré que l’on peut faire de la philosophie non avec des concepts, mais avec des métaphores, des corps, des voix, des silences. Lire Cixous, c’est donc accepter de philosopher sans carte, à la lisière de l’aube, là où le sujet s’épuise et où la voix commence à chanter.
By Marcel Molusque – Philosophy Dep. of the Moonmoth Monestarium
écriture féminine, déconstruction, altérité, post-structuralisme, psychanalyse, corps, langage