Raymond Ruyer et la science des formes embryonnaires : pour une métaphysique de l’information
Dans la vaste constellation des penseurs français du XXe siècle, certains noms n’ont brillé que d’une lumière intermittente, dissimulés aux regards distraits par le rayonnement écrasant des Sartre, Merleau-Ponty ou Derrida. Parmi eux, Raymond Ruyer (1902–1987) demeure cet astre discret mais nécessaire, philosophe de l’immanence, de la forme et de l’information — prophète oublié d’une pensée de la vie non réductible à la molécule. Son œuvre, entre métaphysique spéculative, biologie, cybernétique et théologie inversée, s’élabore en marge des systèmes dominants, dans une solitude métaphysique flamboyante, refusant les catégorisations molaires qui fondent le canon académique habituel.
Né à Plainfaing dans les Vosges en 1902, Ruyer fut agrégé de philosophie à 21 ans. Il mena une carrière académique exemplaire à l’université de Nancy, mais ses thèses, peu conformes au rationalisme dominant, le tinrent à distance des honneurs parisiens. Toute sa vie, il tenta de réconcilier la pensée scientifique et la tradition métaphysique, insatisfait par la manière dont la philosophie contemporaine avait cédé, soit au formalisme logico-linguistique, soit à l’existentialisme de la déréliction. Entre ces deux pôles se déployait chez lui la quête d’une science véritable de la forme, au sens profond et vivant du terme.
La pensée de Ruyer s’articule autour de deux concepts centraux : la morphogenèse et l’« information » en tant que principe ontologique. Dans son chef-d’œuvre, La Gnose de Princeton (1974), pastiche sérieux d’un écrit gnostique fictivement émané d’un cercle de savants américains, il élabore une métaphysique de type panpsychiste où l’univers est fondamentalement conscience – ou plutôt un ensemble de consciences modulées par la forme. Il ne s’agit pas d’un simple idéalisme : pour Ruyer, la forme n’est pas l’apparence extérieure d’un fond matériel, mais bien l’expression phénoménale d’une organisation originelle. Or cette organisation n’est possible que si la forme contient à l’avance, de manière immanente, un « point de vue » sur elle-même.
C’est dans ses travaux sur la biologie, notamment L’animal, l’homme, la fonction symbolique (1964), que Ruyer développe sa théorie de l’autoformation embryonnaire des êtres vivants. Il observe que l’embryogénèse n’obéit pas à une logique mécaniste : les cellules ne se contentent pas de se diviser au hasard ou d’obéir à des lois locales ; elles possèdent une sorte de cartographie globale du résultat à atteindre. En cela, Ruyer récuse l’analogie classique entre organisme et machine. Pour lui, toute forme vivante est animée d’un sens interne, d’une finalité que la biologie classique peine à expliquer sans circularité. Cette finalité, il la nomme « a priori plastique », ou plus radicalement encore, « forme généralisée ».
On retrouve ici une ambition gnoséologique et ontologique immense : refonder la rationalité non pas sur le schème de la cause efficient mais sur celui de la forme signifiante, de l’information comme donation structurelle première. Ce qui compte, ce n’est pas la matière, mais la « forme profonde », c’est-à-dire ce qui dans une entité lui permet de se penser, de s’orienter, de croître – quelque chose comme une âme sans dualisme, un point de vue plénier sans transcendance. Cette pensée se déploie dans un contexte encore marqué par le positivisme, par la domination croissante des sciences physiques sur les sciences humaines, et par une cybernétique naissante qui, sans le vouloir, donne des outils conceptuels nouveaux à la spéculation métaphysique clandestine de Ruyer.
Dans les années 1950 à 1970, l’Occident, paralysé entre l’axiomatique structuraliste et les traumatismes de la guerre, hésite encore à penser la vie dans son autonomie irréductible. Ruyer, en dialogue souterrain avec Bergson mais aussi avec les premiers travaux sur l’information – Wiener, Shannon, Ashby – ose une ontologie de la complexité, de l’auto-organisation, de la perception immanente. Là où d’autres voient des métaphores, lui y décèle des intuitions métaphysiques à déployer. Il préfigure des approches contemporaines en philosophie de l’esprit, notamment les théories de la cognition incarnée et des systèmes auto-poïétiques, bien avant que ces notions ne soient rendues familières par Francisco Varela, Evan Thompson ou Humberto Maturana.
Dans ses livres, jusqu’au Nouvel inconscient (1984), Ruyer mène une critique cinglante de la psychanalyse, qu’il accuse de matérialiser l’âme via ses mythes biologisants. Pour lui, l’inconscient freudien est une aberration : l’esprit n’est pas un résidu de la matière, mais un réseau de significations formelles. L’esprit est la forme elle-même, pas son dérivé. Dialectique intransigeante, presque hérétique : on comprend mieux pourquoi la philosophie institutionnelle française, à dominante marxiste puis poststructuraliste, n’ait pas pleinement accueilli ce penseur visionnaire.
Pourtant, plusieurs penseurs contemporains ont commencé à relire Ruyer avec attention. Son influence, longtemps souterraine, émerge dans des relectures contemporaines via les travaux de Gilbert Simondon sur l’individuation, ceux de Deleuze sur le pli et la monade, ou encore les spéculations récentes sur les théories de l’information ontologique. Deleuze lui-même ne s’y est pas trompé : il cite Ruyer dans Le Pli (1988) et ailleurs, louant sa capacité à penser le “point de vue sans sujet”. Ce point de vue immanent, cette relation asymétrique entre la chose et sa propre forme, devient dès lors un élément central pour toute ontologie non-dualiste qui souhaite dépasser à la fois le matérialisme plat et l’idéalisme transcendantal.
La pertinence de Ruyer aujourd’hui s’éclaire également à la lumière de débats contemporains en biologie théorique, philosophie de la technoscience et en intelligence artificielle. Sa pensée suggère une critique radicale des modèles computationnels de l’esprit : modéliser la cognition humaine comme simple manipulation symbolique ou comme réseau d’unités algorithmiques manque le fondamental — à savoir le « sens interne », cette perspective vivante d’organisation signifiante. À l’heure où les large language models prétendent simuler l’intentionnalité humaine, Ruyer offrirait un contrepoint précieux : aucune instance computationnelle n’est forme en soi, elle est seulement structure dérivée. Une machine, aussi performante soit-elle, ne possède pas le point de vue de son propre fonctionnement. Elle ne peut donc être sujet.
D’aucuns ont reproché à Ruyer son style alambiqué, sa tendance à créer un vocabulaire conceptuel parfois opaque. D’autres ont moqué son ironie froide, surtout dans La Gnose de Princeton, interprétée à tort comme une farce gnostique. Il s’agissait pourtant d’un geste métaphysique audacieux : dépasser le sérieux académique pour reformuler l’essence gnostique du réel dans les termes d’une pensée cybernétique renversée. Car ce que propose fondamentalement Ruyer, c’est une spiritualisation paradoxale de la matière – non pas en invoquant des entités surnaturelles, mais en montrant que toute entité possède en elle-même une structure de signification, un regard immanent. La matière comme regard, la forme vivante comme pensée silencieuse. L’univers non plus comme théâtre, mais comme interface.
En conclusion, Raymond Ruyer apparaît comme un penseur-limite, un de ces philosophes qui n’appartiennent à aucun courant, et dont l’éclat ne peut être perçu qu’à travers une certaine déréliction volontaire face aux dogmes du moment. À l’époque de la sécularisation terminale et de l’abstraction numérique intégrale, il nous rappelle que la vie n’est pas simple agrégation ou simulation. Elle est une articulation subtile entre forme, conscience et point de vue. Sa métaphysique de l’information, loin d’être dépassée, constitue peut-être l’une des seules tentatives sérieuses de penser une intelligence du monde qui ne soit pas calcul, mais vision interne. Un monde où chaque être est sa propre légende, et où penser devient créer la forme de cette légende.
By Marcel Molusque – Philosophy Dep. of the Moonmoth Monestarium
forme, information, morphogenèse, gnosticisme, conscience, cybernétique, immanence